Lors de mon stage précédent, j'ai eu le théâtre comme sujet principal. Comme introduction, j'ai eu comme première idée de plonger les élèves directement dans le feu de l'action, en leur faisant découvrir une pièce adaptée (et non pas un de ces grands classiques qu'ils ont tendance à trouver rébarbatifs rien qu'à la vue du titre...).
Donc, direction "La Parenthèse", étagère théâtre. Premier livre dans lequel je poigne : "Marie des grenouilles" de Jean-Claude Grumberg, et c'est le coup de foudre.
Dès la lecture des premières lignes, je suis conquise : beaucoup d'humour et de tendresse, dans une langue certes un peu désuète mais utilisée de façon fort intéressante dans le contexte de la pièce.
Mais, je cesse d'essayer de vous vendre ma camelote dès maintenant, voyez plutôt l'extrait que j'ai abordé avec les 2e ci-dessous :
Marie des grenouilles
Dans un pays aussi lointain qu’imaginaire,
le roi va mourir. L’ennemi est aux portes du royaume. Marie des grenouilles
doit sauver le pays en trouvant un prince charmant dans le monde des
grenouilles. Mais, sans fée ni baguette magique, le monde des batraciens est
aussi noir que celui des hommes. Marie découvre enfin le prince brillant, qui,
en lieu et place de la guerre, propose la paix, « qui est bonne pour tout
le monde ».
L’auteur en quelques mots…
Jean-Claude Grumberg est né en 1939. Son
père est mort en déportation. Après avoir exercé divers métiers, il devient
comédien. L’écriture théâtrale commencée en 1968 le conduit à mettre en scène
notre histoire moderne et sa violence, dont sa trilogie sur le thème du
génocide (Dreyfus (1974), L’Atelier (1979)
et Zone libre (1990). J.-C. Grumberg est aussi scénariste pour le
cinéma et la télévision. Il a reçu deux Molière du meilleur auteur pour Zone libre en 1991 et L’Atelier en 1999, pièce également
récompensée par le grand prix de la SACD.
Les personnages :
Le conteur
Le roi
Le chambellan
Cunegonda
Virginita
Marie
Le prince sanguinaire du Mexique
Le prince brillant
L’ennemi
La fée
Et des grenouilles…
LE CONTEUR
Dans la nuit des temps, dans
l’obscurité des âges, lorsque la terre n’était encore que forêts bien sombres
coupées de lacs, d’étangs et de mares, les grenouilles que la Très-Haute dans
sa sagesse avait créées à son image s’épanouissaient et prospéraient, pacifiques
et solidaires, dans le calme des eaux, sous la verdure des rameaux, à l’ombre
des nénuphars.
Hélas, bien vite les grenouilles se
divisèrent et se diversifièrent. On en vit apparaître des vertes, des rousses,
des tachetées, des rayées, des moirées, des phosphorescentes, des muettes et
des chanteuses, géantes ou microscopiques, communes ou rainettes, toutes se
prétendant seules faites à l’image de la très haute et divine grenouille.
Bientôt les grenouilles mâles et
femelles, toutes boursouflées de haine, finirent par se mener une guerre
incessante, chacun chacune tentant d’occire ou d’asservir les autres. Ulcérée
et amèrement déçue de ses créatures, la Très-Haute, dans sa sagesse, expédia
près des mares, lacs et étangs des nuées de fées afin de changer en hommes les
plus belliqueuses d’entre elles.
Bien vite la quiétude revint près des
nénuphars. Les grenouilles organisèrent leur territoire, chaque espèce selon
ses qualités et ses goûts se vit dotée d’une parcelle sur les berges avec accès
direct à l’eau, les nénuphars restant accessibles à toutes. Las, les
grenouilles agressives, une fois changées en êtres humains, se comportèrent sur
la terre comme elles étaient comportées dans l’eau. Bientôt, ce ne fut pas par
les bois et les champs qu’insultes et malédictions, blasphèmes et sarcasmes,
haine, haine et haine. Chacun chacune
raillant la couleur de l’autre et jusqu’à son odeur, chacun chacune se traitant
d’affreux crapaud avant de se jeter l’un sur l’autre pour en découdre, toujours
au nom de la Très-Haute. Celle-ci alors renvoya des fées avec mission de
retransformer et de réexpédier les meneurs les plus violents à l’ombre humide
des étangs. Ainsi, au fil des premiers âges, tantôt grenouilles, tantôt
humains, les plus belliqueux d’entre tous régnèrent sur l’un et l’autre monde,
l’aquatique et le terrestre. Bientôt la discorde régna partout, tant sur la
terre ferme que sur les étangs. La Très-Haute détourna alors son regard loin
des mares et forêts, des plaines et des villages, les fées cessèrent de transformer
les grenouilles en princes, charmants ou non, et les sorcières se lassèrent de
retransformer les princes charmants en grenouilles, voire en crapauds
chanteurs.
C’est en ce temps de désordres, de
tristesse et de troubles que commence notre histoire.
À la cour du roi.
LE CONTEUR
Il était une
fois dans un pays lointain un roi qui sur son lit de mort gémissait. Il fit
venir tout son peuple et lui dit :
LE ROI
Mes enfants, je vais mourir, hélas je
n’ai pour me succéder que des filles, l’une d’entre elles régnera, mais alors
l’ennemi, sachant que vous n’êtes plus protégés par le bras d’un roi fort et
vigoureux, envahira notre beau pays, pillera vos maisons…
Il
sanglote.
LE CHAMBELLAN
(affolé)
Que
faut-il faire, ô grand roi ?
LE ROI
Il faut que ma fille aînée et très
aimée Cunegonda trouve parmi les grenouilles qui coassent dans les douves du
château la grenouille de sang royal qui n’attend qu’un chaste baiser virginal
pour redevenir un grand noble et preux prince charmant. Oh ! Je meurs…
LE CHAMBELLAN
Vite, qu’on aille quérir les
grenouilles afin qu’une à une la princesse les baise.
CUNEGONDA
Jamais, jamais je ne poserai mes
royales lèvres sur des rotondités baveuses et boutonnantes ! Jamais !
LE CHAMBELLAN
Même s’il s’agit de sauver le royaume
et d’obéir aux royales volontés de feu votre royal paternel ?
CUNEGONDA
Je préfère renoncer au trône et ne me
jamais marier.
LE CHAMBELLAN
(se
tournant alors vers la seconde fille)
Virginita, princesse cadette et non
moins aimée, après l’âpre renoncement de votre aînée, êtes-vous prête à tout
faire pour régner et sauver le royaume ?
VIRGINITA
Je suis prête.
LE CHAMBELLAN
Vite, les grenouilles !
VIRGINITA
Je suis prête à embrasser toutes les
grenouilles et tous les crapauds que vous aurez la bonté, noble chambellan, de
me présenter, mais hélas je crains que ce ne soit en pure perte. N’est-il pas
exigé de l’embrasseuse qu’elle n’ait jamais embrassé auparavant ?
LE CHAMBELLAN
Auriez-vous déjà embrassé,
princesse ?
(Elle
baisse les yeux. Le chambellan, avec espoir.)
Des grenouilles ?
(Virginita
fait non de la tête.)
Des garçons ?
(Elle
approuve. Le chambellan, écrasé de douleur.)
Ciel ! Enfer ! Malédiction
et tout et tout…
(Silence
pesant, prolongé et désolant.)
Seriez-vous prêtes, princesses, l’une
d’entre vous tout au moins, à épouser l’ennemi quand il se présentera ?
TOUTES LES
DEUX
Jamais !
CUNEGONDA
La dépouille mortelle de notre
illustre père n’est pas encore ensevelie que déjà vous nous faites des
propositions contraires à l’honneur et à la glorieuse histoire de notre lignée
glorieuse !
VIRGINITA
Honte sur vous, chambellan !
LE CHAMBELLAN
Fort bien, dans ce cas qu’on aille
quérir Marie des grenouilles et qu’on lui offre le trône !
VIRGINITA ET CUNEGONDA
(d’une
seule voix.)
Marie des grenouilles ? Le
trône ?
CUNEGONDA
Cette souillon n’est pas de sang
royal, que je sache…
LE CHAMBELLAN
Détrompez-vous, princesse aimée,
votre père l’engendra un soir d’ivresse. Après ripaille, il tomba dans les
douves et…
VIRGINITA
Ne me dites pas que la mère de Marie
des grenouilles est elle-même batracienne ?
Le CHAMBELLAN
Non, c’était la souillonne des
grenouilles en ce temps.
CUNEGONDA
La souillonne ?
LE CHAMBELLAN
Celle qui comme Marie aujourd’hui a
pour mission de faire taire les grenouilles qui coassent la nuit dans les
douves afin que le roi et sa cour puissent dormir tout leur saoul sur leurs
deux oreilles.
CUNEGONDA
Comment les fait-elle taire ?
LE CHAMBELLAN
En les frappant dès qu’elles chantent
d’un coup de rame sur la tête. Mais voilà Marie, souillonne des grenouilles.
Approche, ne crains rien.
CUNEGONDA
Pouah ! Elle est verdâtre.
VIRGINITA
C’est Marie des crapaudes, oui.
CUNEGONDA
Elle sent la vase à plein nez…
LE CHAMBELLAN
Sois la bienvenue.
MARIE
(tremblante)
Côa ? Côa ? Côa ?
LE CHAMBELLAN
Ne parlerais-tu plus langue
humaine ?
MARIE
Qu’si, qu’si, qu’si !
Elle fait d’énormes bulles.
Les
princesses pouffent.
LE CHAMBELLAN
Sache, Marie des grenouilles, que tu
es fille de roi.
MARIE
(elle
s’en étrangle)
Côaaa ? Côaaa ?
Côaaa ? Côaaa ?
LE CHAMBELLAN
Et que si tu consens à baiser sur la
bouche le prince charmant qui végète à coup sur dans l’eau de nos douves sous
la peau d’une grenouille, tu régneras. Il deviendra notre roi bien-aimé et toi
notre reine.
MARIE
Reinette, je préfère.
LE CHAMBELLAN
Soit, reinette, mais presse-toi,
j’entends déjà l’ennemi fourbir ses armes.
MARIE
Je vais les baiser toutes,
grenouilles et crapauds aussi s’il le faut.
LES DEUX
SŒURS
Pouah !
(Elles en crachent de dégoût.)
Quelle dégoûtation !
LE CHAMBELLAN
Avant tout, ôte-moi d’un doute :
as-tu déjà embrassé ?
MARIE
J’ai déjà embrassé et de bon cœur.
LE CHAMBELLAN
(mort de
crainte)
Des garçons ?
MARIE
Non, des grenouilles.
LE CHAMBELLAN
(soulagé)
Ah ! Et aurais-tu déjà au hasard
de tes chastes baisers libéré un prince charmant preux et vaillant ?
MARIE
Jamais, mais il faut dire que je n’y
pensais pas.
LE CHAMBELLAN
Penses-y
désormais, baise avec ardeur en prononçant cette formule magique :
« Noble grenouille, si prince tu fus, que ce chaste baiser te rende forme
humaine. »
Fin de l'extrait.
Les 2e ont mordu à l'hameçon, et l'introduction au théâtre a cartonné : tous ont voulu participer, les conseils pour l'interprétation ont fusé de partout, et la leçon est partie comme sur des roulettes !